Nous pleurons la disparition de notre chère collègue et amie Oumou Ly Kane, survenue à Dakar le mois d’août 2024 et dont l’annonce nous est parvenue seulement quelques mois plus tard.
Le public international qui a participé au IX CONGRÈS INTERNATIONAL SUR L’OBSERVATION DU BÉBÉ, qui s’était tenu à Dakar en 2012, se souviendra sans doute de Oumou Ly Kane. Malgré son corps menu, sa silhouette « trônait » au milieu de la tribune lorsqu’elle intervenait au cours du Congrès. Son discours, toujours clair, direct, original, attirait toute l’attention du public international, qui la regardait et l’écoutait admiratif...
J’avais connu Oumou Ly Kane en 2008, lorsque, avec un groupe de collègues psychiatres, pédopsychiatres, psychologues, psychomotriciens, éducateurs, infirmiers, nous avons mis en place la première formation à l’observation du bébé dans sa famille, selon la méthode d’E. Bick. A cette époque, cette formation, encore inconnue dans la plupart des pays africains, avait suscité beaucoup d’intérêt et... certaines craintes aussi !
En effet, dans la culture sénégalaise-africaine le regard sur le bébé pouvait susciter des fantasmes de mauvais-œil et de captation fantasmatique par le regard. Oumou Ly nous a accompagné tout au long de ces années, avec sa profonde connaissance de la culture africaine et de la culture peul (à laquelle elle se sentait fièrement attachée). Au cours des séminaires d’observation du bébé, elle nous apportait un éclairage sur les rites qui accompagnent l’arrivée et le développement du bébé dans sa famille en nous permettant de comprendre la signification plus profonde des traditions qui entourent le bébé. Malgré son âge déjà avancé et ses problèmes de santé, son esprit avait toujours une fraicheur et une vivacité qu’elle communiquait à tout le groupe de travail. Nos séminaires d’observation du bébé duraient toute la journée pendant une semaine et, parfois, après un repas bien copieux préparé par la cuisinière de l’hôpital de jour où on se réunissait, il lui arrivait de s’assoupir un moment en reclinant la tête sur le côté. J’avais l’impression que pendant ces brefs moments elle « rêvassait » et ensuite elle émergeait comme si elle avait poursuivi sa pensée dans le rêve...
Dans le séminaire d’observation du bébé il se créait souvent une atmosphère particulière, comme si nous étions réunis « en famille » autour des bébés de l’observation, avec les membres de sa famille : parents, grands-parents, frères, sœurs etc. Dans ce climat particulier, chaque participant semblait avoir une place et reconnaître la place de l’autre : Oumou contribuait largement à l’établissement et au maintien de ce climat avec sa présence, qui se faisait sentir même lorsqu’elle était absente ! Cet esprit de grande famille, était aussi celui qui, le plus profondément, j’apprenais à connaître grâce à mon expérience de formatrice à l’observation du bébé au Sénégal.
Oumou Ly Kane, après des études en Psychologie clinique en Belgique, était retournée dans son pays natal, le Sénégal où elle a développé une intense carrière professionnelle, en tant qu’enseignante et en tant que psychothérapeute. Comme le dit affectueusement sa fille Rougui «... dès qu’elle finissait ses cours elle enfilait son boubou de psychologue clinicienne et courait aussitôt à Ker Xaley[1] tenir ses séances de psychothérapie. Telle fut sa routine professionnelle pendant plusieurs décennies ».
Dans les situations cliniques qu’elle présentait au cours des séminaires d’approfondissement de l’observation du bébé, on voyait toute la richesse de ses intuitions cliniques et l’aisance avec laquelle elle semblait entrer dans le monde psychique de l’enfant tout en sachant parler et écouter les adultes (parents ou famille élargie). A chaque moment de la prise en charge thérapeutique, on ressentait un grand respect pour toute forme d’expression de l’enfant et de l’adulte et en même temps une grande humilité lorsqu’elle présentait au séminaire et à ses collègues plus jeunes des séances de psychothérapie.
Oumou avait gardé une grande joie intérieure, malgré la maladie des dernières années qui la limitait dans sa motricité, sans toutefois lui empêcher de participer à des activités scientifiques et « festives » lors des colloques ou des remises de diplômes. Pendant ces moments elle était présente et s’animait avec ses mains et avec la lumière de ses yeux, qui suivaient la musique et les danses... Même si sa motricité ne lui permettait plus de danser, on voyait que ses mains et ses yeux dansaient !
Oumou était animée par une telle passion que, même à l’âge déjà avancée où je l’ai connue, elle possédait une sorte de curiosité presque enfantine, à laquelle elle alliait la profondeur de son savoir et de son expérience. Ce « savoir » était toujours incarné, il ne s’agissait jamais d’un savoir purement théorique, mais toujours d’un apprentissage par l’expérience vécue, qu’elle illustrait avec des moments de sa vie personnelle et professionnelle. Elle possédait en même temps une sorte d’autorité naturelle qui faisait que, chaque phrase, chaque mot qu’elle prononçait pendant les séminaires, recevaient une écoute respectueuse de la part de tous les participants. Souvent sa vision venait éclairer des moments de l’observation du bébé qui, par leur complexité, nécessitaient une lecture multiple. Sa connaissance de la culture sénégalaise était très enracinée en elle et chaque fois qu’elle faisait des liens avec un phénomène culturel, tout le monde était fasciné par la profondeur de sa connaissance, qui permettait d’atteindre sa signification profonde. De mon côté, qui découvrait la culture africaine grâce à elle et aux observations des bébés dans la famille, un des aspects qui m’avait le plus fasciné était son apport par rapport à la fonction du regard. En tant que formatrice, j’ai toujours considéré que le regard de l’observateur sur le bébé est un regard bienveillant, respectueux, rêveur et contenant. L’observation du bébé nous apprend aussi que le regard est un puissant moyen de projection d’émotions primitives et de pénétration dans le monde psychique de l’autre.
Un autre aspect fascinant que Oumou avait développé touchait la compréhension de la fonction du portage et du pagne dans la culture africaine. Le bébé africain passe la majorité de son temps dans les bras ou sur le dos de sa mère ou de ses substituts. Il est tenu, bougé, bercé au rythme des chants, des danses et des mouvements quotidiens. Le portage au dos permet l’établissement d’un véritable dialogue corporel : le bébé ressent le rythme des activités, épouse les différentes postures de sa mère, participe à tous les spectacles environnants. Et la mère de son côté, apprend à ressentir, dans un contact peau à peau, les émotions, les besoins de son bébé et se rassurer sur ses capacités maternelles...
Nombreux sont les écrits que nous laisse Oumou Ly Kane, pour ceux qui souhaitent les retrouver, je vous renvoie au livre « Le bébé et son berceau culturel » (sous la direction de
R. Sandri)[2], dans lequel on retrouve plusieurs contributions de Oumou Ly Kane.
Pour terminer cette évocation de Oumou Ly, je voudrais souligner combien sa présence et son « portage » ont été essentiels pour ceux qui l’ont aimée et ceux qui ont eu la chance de travailler avec elle. Un peu comme le pagne traditionnel africain, elle alliait les qualités « maternelles » de douceur et souplesse avec les qualités « paternelles » de sécurité et solidité. L’intégration de ces qualités sont à la base d’une bonne « combinaison » psychique, qu’elle nous a transmis tout au long de son expérience.
Rosella Sandri
Présidente de AIDOBB
[1]littéralement : La Maison des Enfants», Hôpital de Jour pour Enfants souffrant de troubles du spectre autistique. C’est également le lieu où nous nous réunissions pour nos séminaires d’Observation du Bébé.
[2] Le bébé et son berceau culturel (L’observation du bébé selon Esther Bick dans différents contextes culturels) sous la direction de Rosella Sandri, Toulouse, érès, 2018.
Une présentation vidéo de cet ouvrage est également visible sur le site de AIDOBB.org, dans laquelle Oumou Ly Kane et Rosella Sandri ont répondu aux questions du journaliste sénégalais Sada Kane.
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